Jeudi de la Fête-Dieu - Fête du Très Saint Sacrement

Salut du Saint-Sacrement: Adoro Te devote!
La très sainte Eucharistie, comme Sacrifice et comme Sacrement, est le centre même de la religion chrétienne. Jésus Se donne totalement à nous; donnons-nous à Lui sans retour.

Considérations

Une grande solennité s’est levée sur le monde: la Fête-Dieu, ainsi l’ont appelée nos pères; vraiment fête de Dieu, mais aussi fête de l’homme, étant la fête du Christ-médiateur présent dans l’Hostie pour donner Dieu à l’homme et l’homme à Dieu. L’union divine est l’aspiration de l’humanité; à cette aspiration, ici-bas même, Dieu a répondu par une invention du Ciel. L’homme célèbre aujourd’hui cette divine merveille.

Contre cette fête toutefois et son divin objet, des hommes ont répété la parole déjà vieille: Comment ces choses peuvent-elles se faire (s. Jean 3, 9; 6, 53)? Et la raison semblait justifier leurs dires contre ce qu’ils appelaient les prétentions insensées du cœur de l’homme.

Tout être a soif de bonheur, et cependant, et pour cela même, n’aspire qu’au bien dont il est susceptible; car c’est la condition du bonheur de ne se rencontrer que dans la pleine satisfaction du désir qui le poursuit. De là vient qu’au commencement, la divine Sagesse préparant les cieux, creusant les abîmes, équilibrant la terre et composant toutes choses avec la Toute-Puissance (Prov. 8, 22-34), distribua inégalement la lumière et la vie dans ce vaste univers, et mesura ses dons aux destinées diverses; plaçant l’harmonie du monde dans ce rapport parfait des divers degrés d’être avec les fins variées des créatures, sa bonté prévoyante adapta les besoins, l’instinct, le désir de chacune à leur nature propre, et n’ouvrit pas en elles des aspirations que celle-ci ne saurait satisfaire. La poursuite du bien et du beau, la recherche de Dieu, loi impérieuse de toute nature intelligente et libre, ne doit‑elle pas s’arrêter en conséquence, elle aussi, aux proportions finies de cette nature même? N’arriverait-il pas autrement que le bonheur fût placé, pour quelques êtres, en des jouissances que leurs facultés créées ne peuvent atteindre?

Quelque étrange que puisse paraître une telle anomalie, elle existe pourtant: l’humanité, dans tous les âges, par ses tendances les plus universelles, les mieux constatées, par toutes ses religions vraies ou fausses, en rend témoignage. Comme tout ce qui vit autour de lui, l’homme a soif de bonheur; et cependant, seul sur cette terre, il sent en lui des aspirations qui dépassent immensément les bornes de sa fragile nature. Tandis que, docilement rangés sous le sceptre remis en ses mains par l’Auteur du monde, les humbles hôtes de sa royale demeure accomplissent dans la pleine satisfaction de tout désir rempli leurs services divers, le roi de la création ne peut trouver dans le monde de contrepoids à l’irrésistible impulsion qui l’entraîne au delà des frontières de son empire et du temps, vers l’infini. Dieu même se révélant à lui, par ses œuvres, d’une façon correspondante à sa nature créée ; Dieu cause première et fin universelle, perfection sans limites, beauté infinie, bonté souveraine, objet bien digne de fixer à jamais en les comblant son intelligence et son cœur: Dieu ainsi connu, ainsi goûté, ne suffit pas à l’homme. Cet être de néant veut l’infini dans sa substance; il soupire après la face du Seigneur et sa vie intime. La terre n’est à ses yeux qu’un désert sans issue, sans eau pour étancher sa soif brûlante; dès l’aurore, son âme veille, affamée du Dieu qui peut seul calmer ces ardeurs, et sa chair même éprouve vers lui d’ineffables tressaillements (Psalm. 62, 2). «Comme le cerf, s’écrie-t-il, aspire après l’eau des fontaines, ainsi mon âme aspire après vous, ô Dieu! Mon âme a soif du Dieu fort, du Dieu vivant. Oh! quand viendrai-je, quand paraîtrai-je devant la face de Dieu? Mes larmes sont devenues mon pain du jour et de la nuit; on médit tous les jours: Où est ton Dieu? J’ai repassé leurs injures, j’ai répandu mon âme au dedans de moi-même. Mais je passerai jusqu’au lieu du tabernacle admirable, jusqu’à la maison de Dieu. Voix d’allégresse et de louange! c’est l’écho du festin. Pourquoi es-tu triste, mon âme? Pourquoi me troubles-tu? Espère en Dieu, parce que je le louerai encore: il est le salut que verra mon visage, il est mon Dieu (Psalm. 41, 2-7)

Enthousiasme étrange assurément pour la froide raison; prétentions, semble-t-il, vraiment insensées! cette vue de Dieu, cette vie divine, ce festin dont Dieu même serait l’aliment, l’homme fera-t-il jamais que ces sublimités ne demeurent infiniment au-dessus des puissances de sa nature, comme de toute nature créée? Un abîme le sépare de l’objet qui l’enchante, abîme qui n’est autre que l’effrayante disproportion du néant à l’être. L’acte créateur dans sa toute-puissance ne saurait à lui seul combler l’abîme; et pour que la disproportion cessât d’être un obstacle à l’union ambitionnée, il faudrait que Dieu même franchît la distance et daignât communiquer à ce rejeton du néant ses propres énergies. Mais qu’est donc l’homme, pour que l’Être souverain dont la magnificence est au-dessus des cieux abaisse jusqu’à lui leurs hauteurs (Psalm. 143, 5)?

Mais alors aussi, qui donc a fait du cœur humain ce gouffre béant que rien ne saurait remplir? Lorsque les cieux racontent la gloire de Dieu, et les œuvres de ses mains la sagesse et la puissance de leur auteur (Psalm. 18, 2), d’où vient en l’homme un tel manque d’équilibre? Le poids, le nombre et la mesure (Sap. 11 21) auraient-ils fait défaut pour lui seul au suprême ordonnateur ? Et celui qui devait être le chef-d’œuvre de la création, comme il en est le couronnement et le roi, ne serait-il qu’une de ces œuvres manquées accusant par leur défaut de proportions la lassitude ou l’impuissance de l’ouvrier? Loin de nous un tel blasphème ! Dieu est amour (I s. Jean 4, 8),» nous dit saint Jean; et l’amour est le nœud du problème qui se dresse, aussi insoluble qu’inévitable, en face de la philosophie réduite à ses seules forces.

Dieu est amour; et la merveille n’est pas que nous ayons aimé Dieu, mais qu’il nous ait lui-même prévenus d’amour (Ibid. 10). Mais l’amour appelle l’union, et l’union veut des semblables. O richesses de la divine nature en laquelle s’épanouissent, également infinis, Puissance, Sagesse et Amour, constituant dans leurs sublimes relations la Trinité auguste qui, depuis Dimanche, darde sur nous ses feux ! O profondeurs des divins conseils, où ce que veut l’Amour sans bornes trouve en la Sagesse infinie de sublimes expédients qui font la gloire de la Toute-Puissance !

Gloire à vous tout d’abord, Esprit-Saint, dont le règne à peine commencé illumine de tels rayons nos yeux mortels, qu’ils analysent ainsi les éternels décrets ! Au jour de votre Pentecôte, une loi nouvelle, toute de clartés, a remplacé l’ancienne et ses ombres. La loi du Sinaï, le pédagogue qui préparait à la vraie science et régissait l’enfance du monde, a reçu nos adieux: la lumière a brillé par la prédication des saints Apôtres; et les fils de lumière, émancipés, connaissant Dieu, connus de lui, s’éloignent toujours plus chaque jour des maigres et infirmes éléments du premier âge (Gal. 3, 4). À peine s’achevait, Esprit divin, la triomphante Octave où l’Église célébrait avec votre avènement sa propre naissance: et déjà, empressé pour la mission reçue par vous de rappeler à l’Épouse les leçons du Seigneur (s. Jean 14, 26), vous présentiez aux regards de sa foi le sublime et radieux triangle dont la contemplation ravit nos âmes éperdues dans l’adoration et la louange. Mais le premier des grands mystères de notre foi, le dogme sans fond de la très sainte Trinité, ne représentait pas l’économie entière de la révélation chrétienne; vous aviez hâte d’étendre, avec le champ de vos enseignements, les horizons de la foi des peuples.

La connaissance de Dieu en lui-même et dans sa vie intime appelait comme complément celle de ses œuvres extérieures, et des rapports qu’il a voulu établir entre lui et ses créatures. Et voilà qu’en cette semaine qui nous voit commencer avec vous l’ineffable inventaire des dons précieux laissés en nos mains par l’Époux montant au ciel (Cf. Psalm. 67, 19; Éph. 4, 8), en ce premier jeudi qui nous rappelle le jeudi, saint entre tous, de la Cène du Seigneur, vous découvrez à nos cœurs tout à la fois la plénitude, le but, l’admirable harmonie des œuvres qu’opère le Dieu un dans son essence et trois dans ses personnes; sous le voile des espèces sacrées, vous offrez à nos yeux, monument divin, le mémorial vivant des merveilles accomplies par le concert de la Toute‑Puissance, de la Sagesse et de l’Amour (Psalm. 110, 4)!

L’Eucharistie pouvait seule, en effet, mettre en pleine lumière le développement dans le temps, la marche progressive des divines résolutions inspirées par l’amour infini qui les conduit jusqu’à la fin (s. Jean 13, 1), jusqu’au dernier terme ici-bas qui est elle‑même ; couronnement de l’ordre surnaturel en cette terre de l’exil, elle explique et suppose tous les actes divins antérieurs. Nous ne saurions donc pénétrer sa divine importance, qu’en embrassant d’un même regard les opérations de l’amour infini dont elle est sur terre le sommet glorieux. Ainsi, en même temps, trouverons-nous le secret de ces aspirations supérieures à la nature qui donnent à l’histoire de l’humanité, jusqu’en ses égarements, tant de grandeur mystérieuse ; ainsi verrons-nous que celui-là seul a creusé l’abîme du cœur humain, qui peut et veut le combler.

Tout acte de la divine volonté, hors de Dieu comme en lui-même, est amour pur, se rapportant à la troisième des augustes personnes, qui est, par le mode de sa procession, l’Amour substantiel et infini. De même que le Père tout-puissant voit toutes choses, avant qu’elles existent, en son Verbe unique, en qui s’épuise la divine intelligence: de même, pour qu’elles soient, il les veut toutes dans l’Esprit-Saint, qui est à la divine volonté ce qu’est le Verbe à l’intelligence souveraine. Terme dernier auquel s’arrête l’intime fécondité des personnes, en la divine essence, l’Esprit d’amour est en Dieu le principe premier des œuvres extérieures: communes dans l’exécution aux trois personnes, elles ont en lui leur raison d’être. Ineffable solliciteur, il incline la Divinité en dehors d’elle-même ; il est le poids qui, rompant les éternelles barrières, plus violent que la foudre (Cant. 8, 6), entraîne des sommets de l’être aux confins du néant la Trinité auguste. Ouvrant le grand conseil, il y dit la parole: «Faisons l’homme à notre image et ressemblance (Gen. 1, 26).» Et Dieu crée l’homme à son image; il le crée à l’image de Dieu (Ibid. 27), copiant son Verbe, l’archétype souverain, dans lequel toute création plonge ses racines comme dans le lieu des essences. Car le Verbe, pensée du Père, miroir très pur (Sap. 7, 26) de l’intelligence infinie, renferme en soi l’idée divine de toute chose : règle des mondes, exemplaire éternel, lumière vivante et vivifiante (s. Jean 1, 3-4) qui donne leur forme et leur nature à tous les êtres. Mais dans l’homme seul, résumé des mondes, à la fois esprit et matière, se retrouvera l’expression complète de la pensée créatrice. L’âme même, en lui, portera directement l’image de la divine ressemblance (Sap. 2, 23), dont ce même Verbe est l’expression substantielle et infinie (Héb. 13): doué d’intelligence et de liberté comme l’Être souverain, il animera pour Dieu la création entière; elle remontera par lui vers son Auteur dans un hommage, borné sans doute, mais en rapport avec toute cette nature inférieure sortie du néant à l’appel divin. Tel est, tel serait du moins l’ordre naturel, ensemble harmonieux, chef-d’œuvre de bonté s’il eût existé jamais seul, mais loin encore des ineffables projets de l’Esprit d’amour.

Dans la pleine spontanéité d’une liberté qui pouvait s’abstenir et n’a d’égale que sa puissance, l’Esprit-Saint veut pour l’homme, au delà du temps, l’association à la vie même de Dieu dans la claire vision de son essence; la vie terrestre des fils d’Adam revêtira elle-même par avance la dignité de cette vie supérieure, à tel point que celle-ci ne sera que le fruit direct, l’épanouissement régulier de la première. Aussi, pour que l’être chétif de la créature ne demeure pas au-dessous d’une telle destinée, pour que l’homme puisse suffire aux ambitions de son amour, l’Esprit fait-il que, simultanément à l’acte de création, les trois divines personnes infusent en lui leurs propres aptitudes et greffent sur ses puissances finies et bornées les puissances mêmes de la nature divine. Cet ensemble d’une destinée supérieure à la nature et d’énergies en rapport avec cette destinée, qui se superposent aux facultés naturelles pour les transformer sans les détruire, prendra le nom d’ordre surnaturel, par comparaison avec l’ordre inférieur qui eût été celui de la nature, si les divines prévenances n’eussent ainsi dès l’abord élevé l’être humain au-dessus de lui-même. L’homme gardera de cet ordre inférieur les éléments qui constituent son humaine nature, avec l’emploi qui leur est propre; mais tout ordre se spécifie surtout par la fin que poursuit l’ordonnateur: et la fin dernière de l’homme n’ayant jamais été autre en la pensée divine qu’une fin surnaturelle, il s’ensuivra que l’ordre naturel proprement dit n’aura jamais eu d’existence indépendante et séparée.

Vainement une orgueilleuse philosophie, s’appelant quand même «indépendante et séparée», prétendra s’en tenir aux dogmes naturels et aux vertus purement humaines : non moins que les merveilleuses ascensions des âmes fidèles, les effrayants écarts des révoltés dans les voies de l’erreur ou du crime prouveront à leur manière que la nature n’est plus, ne fut jamais pour l’homme un niveau auquel il puisse espérer se maintenir. En fût-il ainsi d’ailleurs, que l’homme ne pourrait encore légitimement se soustraire aux intentions divines. «En nous assignant une vocation surnaturelle, Dieu a fait acte d’amour; mais il a fait acte aussi d’autorité. Son bienfait nous devient un devoir. Noblesse oblige: c’est un axiome parmi les hommes. Ainsi en est-il de la noblesse surnaturelle que Dieu a daigné conférer à la créature.»

Noblesse sans pareille, qui fait de l’homme non plus seulement l’image de Dieu, mais vraiment son semblable (Gen. 1, 26)! Entre l’infini, l’éternel, et celui qui naguère n’était pas et reste à jamais créature, l’amitié, l’amour désormais sont possibles : tel est le but de la communauté d’aptitudes, de puissances, de vie, établie entre eux par l’Esprit d’amour. Ils n’étaient donc pas tout à l’heure le fruit d’un enthousiasme insensé, ces soupirs de l’homme vers son Dieu, ces tressaillements de sa chair mortelle (Psalm. 62, 2)! elle n’était pas une vaine chimère cette soif du Dieu fort, du Dieu vivant, cette aspiration dévorante au festin de l’union divine (Psalm. 41, 2-7)! Rendu participant de la nature divine (II s. Pierre 1, 4), quoi d’étonnant que l’homme en ait conscience, et se laisse entraîner par la flamme incréée vers le foyer d’où elle rayonne jusqu’à lui? Témoin autorisé de ses propres œuvres, l’Esprit est là d’ailleurs pour confirmer le témoignage de notre conscience, et attester à notre âme que nous sommes bien les fils de Dieu (Rom. 8, 16). C’est lui-même qui, se dérobant au plus intime de notre être où il demeure pour maintenir et conduire à bonne fin son œuvre d’amour, c’est l’Esprit qui, tantôt par de soudaines illuminations ouvrant aux yeux de notre cœur les horizons de la gloire future, inspire aux fils de Dieu les accents anticipés du triomphe (Éph. 1, 17, 18; Rom. 5, 2); tantôt soupire en eux ces gémissements inénarrables (Rom. 8, 26), ces chants d’exil imprégnés des larmes brûlantes d’un amour pour qui l’union se fait trop attendre. Comment redire la suavité victorieuse des incomparables harmonies qui, dans le secret des âmes blessées du trait divin, montent ainsi de la terre au Ciel? Victorieux en effet seront ces soupirs; et si l’union éternelle est trop incompatible avec les jours du pèlerinage et de l’épreuve, la vallée des larmes verra pourtant d’ineffables mystères.

Dans ce concert merveilleux de l’Esprit et de l’âme, «celui qui scrute les cœurs, nous dit l’Apôtre, connaît le désir de l’Esprit, parce qu’il prie selon Dieu pour les saints (Rom. 8, 27).» Désir tout-puissant par suite comme Dieu lui-même; désir, nouveau en tant que de l’homme né d’hier, mais éternel comme de l’Esprit dont l’immuable procession est avant tous les âges. En réponse au désir de l’Esprit, des insondables profondeurs de son éternité, Celui pour qui tout existe, et que nul œil mortel n’a contemplé ni ne peut voir (I Tim. 6, 16), a résolu de se manifester dans le temps et de s’unir à l’homme encore voyageur, non par lui-même, mais en son Fils, la splendeur de sa gloire et l’expression très fidèle de sa substance (Héb. 1, 3). Dieu a tant aimé le monde (s. Jean 3, 16), qu’il lui a donné son Verbe, la divine Sagesse engagée à l’humanité dès le sein du Père. Figuré par le sein d’Abraham, rendez-vous mystérieux des justes sous l’ancienne alliance, lieu de repos des âmes saintes avant que ne fût ouverte au peuple élu la voie du céleste sanctuaire (Héb. 9, 8), le sein du Père est le lit nuptial chanté par David (Psalm. 18, 6), d’où procède l’Époux, quittant à l’heure marquée les sommets des cieux pour chercher sa fiancée, et l’y ramenant avec lui pour l’introduire au lieu des noces éternelles. Marche triomphante de l’Époux en sa beauté (Psalm. 44, 5), dont le prophète Michée a dit, parlant de son passage en Bethléhem, que le point de départ en est des jours de l’éternité (Mich. 5, 2)! Tel est, en effet, d’après les sublimes enseignements de la théologie catholique, l’étroit rapport de la procession éternelle et de la mission dans le temps des divines personnes, qu’une même éternité les unit toutes deux en Dieu : éternellement l’auguste Trinité contemple l’ineffable naissance du Fils unique au sein du Père; éternellement, du même regard, elle le voit procédant comme Époux du même sein paternel.

Que si maintenant nous venons à comparer entre eux les éternels décrets, il est facile de reconnaître ici le décret principal entre tous, et comme tel primant tous les autres en la pensée créatrice. Dieu le Père a tout fait pour cette union de la nature humaine avec son Fils : union si intime qu’elle devait aller, pour l’un des membres de cette humanité, jusqu’à l’identification personnelle avec le Fils très unique du Père; union si universelle, qu’à des degrés divers, aucun des individus de la race humaine ne devait être exclu que par lui-même des noces divines avec la Sagesse éternelle ainsi manifestée dans le plus beau des enfants des hommes (Psalm. 44, 3). Ainsi «Dieu, qui d’une parole autrefois fit jaillir la lumière au sein des ténèbres, resplendit lui-même en nos cœurs, les initiant à la connaissance de la gloire divine par la face du Christ Jésus (II Cor. 4, 6).» Ainsi le mystère des noces est‑il bien le mystère du monde ; ainsi le royaume des cieux est-il semblable à un roi qui fait les noces de son fils (s. Matth. 22, 21).

Mais où donc se fera la rencontre ici-bas du prince et de sa fiancée ? Où doit se consommer cette union merveilleuse? Qui nous dira la dot de l’Épouse, le gage de l’alliance? Sait-on l’ordonnateur du banquet nuptial, et quels mets seront servis aux convives?

À ces questions la triomphante réponse éclate aujourd’hui de toutes parts sous la voûte du Ciel. À la puissance des accents sublimes que se renvoient les échos de la terre et des cieux, reconnaissons le Verbe divin. L’adorable Sagesse est sortie des temples: elle crie sur les places publiques, en tête des foules, aux portes des villes (Prov. 1, 20, 21); établie sur les montagnes, occupant les points élevés des grandes routes, barrant les sentiers, elle fait entendre sa voix aux fils des hommes (Ibid. 8, 1‑4). Et dans le même temps courent ses servantes, les grâces variées portant son message aux humbles de cœur: «Venez, mangez mon pain, buvez le vin que j’ai mélangé pour vous.» Car la Sagesse s’est bâti une demeure ici-bas; elle a elle-même immolé ses victimes, préparé le vin et dressé sa table (Ibid. 9, 1‑5): tout est prêt, venez au festin des noces (s. Matth. 22, 4)!

O Sagesse, qui êtes sortie de la bouche du Très-Haut, atteignant d’une extrémité à l’autre et disposant toutes choses avec force et douceur (1 a ex Ant. maj. Adventus), nous implorions au temps de l’Avent votre venue en Bethléhem, la maison du pain; vous étiez la première aspiration de nos cœurs haletants sous l’attente des siècles. Le jour de votre glorieuse Épiphanie manifesta le mystère des noces, et révéla l’Époux; l’Épouse fut préparée dans les eaux du Jourdain; nous chantâmes les Mages courant avec des présents au festin figuratif, et les convives s’enivrant d’un vin miraculeux (Ant. Épiph. ad Benedictus). Mais l’eau changée en vin pour suppléer à l’insuffisance d’une vigne inféconde présageait de plus grandes merveilles. La vigne, la vraie vigne dont nous sommes les branches (s. Jean 15, 5), a donné ses fleurs embaumées, ses fruits de grâce et d’honneur (Éccli. 24, 23). Le froment abonde dans les vallées, elles chantent un hymne de louange (Psalm. 64, 14.); car cette force du peuple couvre de ses épis jusqu’au sommet des montagnes, et sa tige nourricière domine le Liban (Psalm. 71, 16).

Sagesse, noble souveraine, dont les charmes divins captivent dès l’enfance les cœurs avides de la vraie beauté (Sap. 8, 2), il est donc arrivé le jour du vrai festin des noces ! comme une mère pleine d’honneur, comme la jeune vierge en ses attraits, vous accourez pour nous nourrir du pain de vie, nous enivrer du breuvage salutaire (Éccli. 15, 2, 3). Meilleur est votre fruit que l’or et la pierre précieuse, meilleure votre substance que l’argent le plus pur (Prov. 8, 19). Ceux qui vous mangent auront encore faim, ceux qui vous boivent n’éteindront pas leur soif (Éccli. 24, 29). Car votre conversation n’a point d’amertume, votre société de dégoût; avec vous sont l’allégresse et la joie (Sap. 8, 16), les richesses, la gloire et la vertu (Prov. 8, 18).

En ces jours où siégeant dans la nuée (Éccli. 24, 7), vous élevez votre trône dans l’assemblée des saints, sondant à loisir les mystères du divin banquet, nous voulons publier vos merveilles, et, de concert avec vous, chanter vos louanges en face des armées du Très-Haut (Ibid. 1-4). Daignez ouvrir notre bouche et nous remplir de votre Esprit, divine Sagesse, afin que notre louange soit digne de son objet, et qu’elle abonde, selon votre promesse dans les saints Livres, en la bouche fidèle de vos adorateurs (Éccli. 15, 5, 10).


Liturgie de la Messe

Ma chair est vraiment une nourriture et Mon sang un breuvage.

Introït

Le Seigneur les a nourris de la fleur du froment, alléluia; Il les a rassasiés du miel sorti de la pierre, alléluia, alléluia, alléluia. — Ps. Tressaillez d’allégresse pour le Dieu notre protecteur : soyez dans la jubilation pour le Dieu de Jacob. Gloria Patri. Le Seigneur....

Dans la Collecte, l’Église rappelle l’intention du Seigneur instituant le Sacrement d’amour à la veille de sa mort, comme mémorial de la Passion qu’Il devait bientôt subir. Elle demande que, pénétrés ainsi de Sa vraie pensée dans les honneurs rendus par nous au Corps et au Sang divins, nous obtenions l’effet de Son Sacrifice.

Collecte

Oraison. — Ô Dieu, qui nous avez laissé sous un Sacrement admirable le mémorial de Votre passion, daignez nous accorder la grâce de vénérer comme nous le devons les sacrés Mystères de Votre Corps et de Votre Sang, afin que nous puissions ressentir en nous constamment le fruit de Votre rédemption. Vous qui, étant Dieu, vivez et régnez avec Dieu le Père en l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.

Épître

Lecture de l’Épître du bienheureux Apôtre Paul aux Corinthiens (I, Chap. 11)
Mes Frères, c’est du Seigneur Lui-même que j’ai appris ce que je vous ai enseigné, savoir que le Seigneur Jésus, dans la nuit même où Il fut livré, prit du pain, et ayant rendu grâces, le rompit et dit: «Prenez et mangez: ceci est Mon corps qui sera livré pour vous; faites ceci en mémoire de Moi.» Il prit de même le calice, après avoir soupé, en disant: «Ce calice est la nouvelle alliance dans Mon sang: faites ceci en mémoire de Moi, toutes les fois que vous le boirez; car toutes les fois que vous mangerez ce pain et boirez ce calice, vous annoncerez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’Il vienne.» Ainsi donc celui qui mangera ce pain ou boira le calice du Seigneur indignement, sera coupable du corps et du sang du Seigneur. Que l’homme donc s’éprouve soi-même, et qu’il mange ainsi de ce pain et boive de ce calice; car celui qui mange et boit indignement, mange et boit son propre jugement, ne faisant pas le discernement qu’il doit faire du corps du Seigneur.

Réflexion sur l'Épître

La très sainte Eucharistie, comme Sacrifice et comme Sacrement, est le centre même de la religion chrétienne ; aussi le Seigneur a‑t-il voulu que le fait de son institution reposât, dans les écrits inspirés, sur un quadruple témoignage. Saint Paul, que nous venons d’entendre, unit sa voix à celles de saint Matthieu, de saint Marc et de saint Luc. Il appuie son récit, conforme en tout à celui des Évangélistes, sur la propre parole du Sauveur lui-même, qui daigna lui apparaître et l’instruire en personne après sa conversion.

L’Apôtre insiste sur le pouvoir que le Sauveur donna à ses disciples de renouveler l’action qu’il venait de faire, et il nous enseigne en particulier que chaque fois que le Prêtre consacre le corps et le sang de Jésus-Christ, il annonce la mort du Seigneur, exprimant par ces paroles l’unité du Sacrifice sur la croix et sur l’autel. C’est aussi par l’immolation du Rédempteur sur la croix que la chair de cet Agneau de Dieu est devenue « véritablement une nourriture », et son sang « véritablement un breuvage », comme nous le dira bientôt l’Évangile du jour. Que le chrétien donc ne l’oublie pas, même en ce jour de triomphe. Nous le voyons tout à l’heure : l’Église dans la Collecte, cette formule principale, expression de ses vœux et de ses pensées qu’elle répétera sans cesse en cette Octave, n’avait pas d’autre but que d’inculquer profondément dans l’âme de ses fils la dernière et si touchante recommandation du Seigneur : « Toutes les fois que vous boirez à ce calice de la nouvelle alliance, faites-le en mémoire de moi. » Le choix qu’elle fait pour Épître de ce passage du grand Apôtre doit donner toujours plus à comprendre au chrétien que la chair divine qui nourrit son âme a été préparée sur le Calvaire, et que, si l’Agneau est aujourd’hui vivant et immortel, c’est par une mort douloureuse qu’il est devenu notre aliment. Le pécheur réconcilié recevra avec componction ce corps sacré, dont il se reproche amèrement d’avoir épuisé tout le sang par ses péchés multipliés ; le juste y participera avec humilité, se souvenant que lui aussi a eu sa part trop grande aux douleurs de l’Agneau innocent, et que si, aujourd’hui, il sent en lui la vie de la grâce, il ne le doit qu’au sang de la Victime dont la chair va lui être donnée en nourriture.

Mais redoutons sur toutes choses la sacrilège audace flétrie par l’Apôtre, et qui ne craindrait pas d’infliger, par un monstrueux renversement, une nouvelle mort à l’Auteur de la vie, dans le banquet même dont son sang fut le prix ! « Que l’homme donc s’éprouve lui-même, dit saint Paul, et qu’alors seulement il mange de ce pain et boive de ce calice. » Cette épreuve, c’est la confession sacramentelle pour tout homme ayant conscience d’un péché grave non encore accusé : quelque repentir qu’il puisse en avoir, et fût-il déjà réconcilié avec Dieu par un acte de contrition parfaite, le précepte de l’Apôtre, interprété par la coutume de l’Église et ses définitions conciliaires (Conc. Trid. Sess. 13, cap. 7, can.11), lui interdit l’accès de la table sainte, tant qu’il n’a pas soumis sa faute au pouvoir des Clefs.

Le Graduel et le Verset alléluiatique présentent un nouvel exemple de ce parallélisme entre les deux Testaments, que nous avons remarqué dans la contexture des Répons de l’Office Nocturne. Le Psalmiste (Psalm. 144, 15-16.) y exalte la bonté infinie du Seigneur, dont tout être vivant attend sa nourriture ; et le Sauveur s’y présente lui-même à nous, dans saint Jean (s. Jean 6, 56 – 57), comme l’aliment véritable.

Graduel

Les yeux de toute créature espèrent en Vous, Seigneur, et Vous donnez à chacune sa nourriture en temps opportun. Vous ouvrez Votre main, et Vous comblez de bénédiction tout ce qui respire. Alléluia, alléluia. V/. Ma chair est vraiment nourriture, et Mon sang est vraiment breuvage: celui qui mange Ma chair et boit Mon sang demeure en Moi, et Moi en lui.

Vient ensuite la Séquence, œuvre célèbre et toute singulière du Docteur angélique, où l’Église, la vraie Sion, manifeste son enthousiasme, épanche son amour pour le Pain vivant et vivifiant, en des termes d’une précision scolastique qui semblerait devoir défier toute poésie dans la forme. Le mystère eucharistique s’y développe avec la plénitude concise et la majesté simple et grandiose dont l’Ange de l’École eut le secret merveilleux. Cette exposition substantielle de l’objet de la fête, soutenue par un chant en harmonie avec la pensée, justifie pleinement l’enthousiasme excité dans l’âme par la succession de ces strophes magistrales.

Latin Français
Lauda Sion Salvatorem, Lauda ducem et pastorem In hymnis et canticis. Chante ton Sauveur, ô Sion ! par des hymnes et des cantiques, célèbre ton chef et ton pasteur.
Quantum potes, tantum aude: Quia major omni laude, Nec laudare sufficis. Ose le faire autant qu’il est en ton pouvoir ; car tu ne pourras jamais assez louer celui qui est au-dessus de toute louange.
Laudis thema specialis, Panis vivus et vitalis Hodie proponitur. Le sujet de tes chants aujourd’hui, c’est le pain vivant, le pain qui donne la vie.
Quem in sacræ mensa cœnæ, Turbæ fractrum duodenæ Datum non ambigitur. Nous savons qu’il fut donné à la troupe des douze frères, lors du banquet de la cène sacrée.
Sit laus plena, sit sonora, Sit jucunda, sit decora Mentis jubilatio; Que ta louange, ô Sion, soit solennelle et mélodieuse, agréable et belle comme la joie qui transporte ton âme ;
Dies enim solemnis agitur, In qua mensæ prima recolitur Hujus institutio. Car aujourd’hui est le jour solennel qui rappelle l’institution première d’un si noble banquet.
In hac mensa novi Regis, Novum Pascha novæ legis, Phase vetus terminat. À cette table du nouveau Roi, la Pâque nouvelle de la nouvelle loi met fin à l’ancienne Pâque.
Vetustatem novitas, Umbram fugat veritas, Noctem lux eliminat. L’ancien rit cède la place au nouveau ; la vérité chasse l’ombre, la lumière fait disparaître la nuit.
Quod in cœna Christus gessit, Faciendum hoc expressit In sui memoriam. Ce que le Christ accomplit à la cène, il ordonna de le renouveler en mémoire de lui.
Docti sacris institutis, Panem, vinum in salutis Consecramus hostiam. Instruits par son enseignement sacré, nous consacrons le pain et le vin, pour produire l’Hostie du salut.
Dogma datur Christianis, Quod in carnem transit panis, Et vinum in sanguinem. La croyance transmise aux chrétiens, c’est que le pain devient chair et que le vin devient sang.
Quod non capis, quod non vides, Animosa firmat fides, Præter rerum ordinem. Ce que tu ne comprends pas, ce que tu ne vois pas, une foi courageuse l’appuie, sans s’arrêter à l’ordre naturel.
Sub diversis speciebus, Signis tantum et non rebus, Latent res eximiæ. Sous des espèces diverses, sous des signes sans réalités, est cachée une essence sublime.
Caro cibus, sanguis potus; Manet tamen Christus totus Sub utraque specie. La chair est un aliment, et le sang un breuvage ; mais le Christ demeure tout entier sous l’une et l’autre espèce.
A sumente non concisus, Non confractus, non divisus, Integer acciptur. Celui qui le reçoit ne le brise point, ne le rompt point, ne le divise point ; c’est tout entier qu’il le reçoit.
Sumunt unus, sumunt mille: Quantum isti, tantum ille: Nec sumptus consumitur. Qu’un seul le reçoive, que mille le reçoivent, celui-là reçoit autant que ceux-ci : on s’en nourrit sans le détruire.
Sumunt boni, sumunt mali: Sorte tamen inæquali, Vitæ vel interitus. Les bons le reçoivent, et les méchants aussi ; mais par un partage bien différent, les uns y trouvent la vie, les autres la mort.
Mors est malis, vita bonis: Vide paris sumptionis Quam sit dispar exitus. Il est la mort pour les méchants, et la vie pour les bons : vois quelle dissemblance dans les effets d’un même aliment.
Fracto demum Sacramento, Ne vacilles, sed memento, Tantum esse sub fragmento, Quantum toto tegitur. Quand l’Hostie mystérieuse est rompue, ne sois pas troublé ; mais souviens-toi que sous chaque fragment il y a autant que sous l’hostie entière.
Nulla rei fit scissura, Signi tantum fit fractura: Qua nec status, nec statura Signati minuitur. La substance n’est nullement divisée : c’est le signe seulement qui est rompu ; mais ni l’état ni l’étendue de ce qui est sous les espèces n’a souffert de diminution.
Ecce panis Angelorum, Factus cibus viatorum: Vere panis filiorum, Non mittendus canibus. Voici donc le pain des Anges, devenu le pain de l’homme voyageur. C’est vraiment le pain des enfants : il ne doit pas être jeté aux chiens.
In figuris præsignatur, Cum Isaac immolatur: Agnus Paschæ deputatur, Datur manna patribus. D’avance il fut représenté sous les figures. C’est lui qui est immolé dans Isaac : il est signifié dans l’agneau de la Pâque, dans la manne donnée à nos pères.
Bone Pastor, panis vere, Jesu nostri miserere: Tu nos pasce, nos tuere: Tuo nos bona fac videre In terra viventium. Bon Pasteur, pain véritable, Jésus, ayez pitié de nous. Nourrissez-nous, défendez-nous : donnez-nous de contempler le bien suprême dans la terre des vivants.
Tu qui cuncta scis et vales, Qui nos pascis hic mortales: Tuos ibi commensales, Cohæredes et sodales, Fac sanctorum civium. Vous qui savez tout et pouvez tout, vous qui nous nourrissez ici-bas dans l’état de notre mortalité, daignez, après nous avoir faits vos commensaux sur cette terre, nous rendre cohéritiers et compagnons des habitants de la cité sainte.
Amen. Alleluia. Amen. Alléluia.

O Salutaris Hostia!

Évangile

Suite du saint Évangile selon saint Jean. Chap. 6.
En ce temps-là, Jésus dit aux Juifs: Ma chair est véritablement nourriture, et Mon sang véritablement breuvage. Celui qui mange Ma chair et boit Mon sang demeure en Moi, et Je demeure en lui. Comme Mon Père qui est vivant M’a envoyé, et que Je vis pour Mon Père: de même celui qui Me mange vivra aussi par Moi. C’est là le pain qui est descendu du ciel. Il n’en est pas de lui comme de la manne que vos pères ont mangée, après quoi ils sont morts. Celui qui mange ce pain vivra éternellement.

Réflexion sur l'Évangile

Le disciple bien-aimé ne pouvait rester silencieux sur le Mystère d’amour. Cependant, quand il écrivit son Évangile, l’institution du Sacrement divin était déjà suffisamment racontée par les trois Évangélistes qui l’avaient précédé et par l’Apôtre des Gentils. Sans donc revenir sur cette divine histoire, il compléta leur récit par celui de la solennelle promesse qu’avait faite le Seigneur, un an avant la Cène, au bord du lac de Tibériade.

Aux foules nombreuses qu’attire après lui le récent miracle de la multiplication des pains et des poissons, Jésus se présente comme le vrai pain de vie venu du ciel, et préservant de la mort, à la différence de la manne donnée par Moïse à leurs pères. La vie est le premier des biens, comme la mort le dernier des maux. La vie réside en Dieu comme en sa source ; lui seul peut la communiquer à qui il veut, la rendre à qui l’a perdue. Créé dans la vie par sa grâce, l’homme, par le péché, encourut la mort. Mais Dieu aime le monde de telle sorte qu’au monde perdu il envoie son Fils (s. Jean 3, 16), avec la mission de vivifier l’homme à nouveau dans tout son être. Vrai Dieu de vrai Dieu, lumière de lumière, le Fils unique est aussi vraie vie de vraie vie par nature ; et comme le Père illumine ceux qui sont dans les ténèbres par ce Fils sa lumière, ainsi donne-t-il la vie aux morts dans ce même Fils sa vivante image (Cyrill. Al. in Johan Lib. 4, cap. 3).

Le Verbe de Dieu est donc venu parmi les hommes, pour qu’ils eussent la vie et qu’ils l’eussent abondamment (s. Jean 10, 10). Et comme c’est le propre de la nourriture d’augmenter, d’entretenir la vie, il s’est fait nourriture, nourriture vivante et vivifiante descendue des cieux. Participant elle-même de la vie éternelle qu’il puise directement au sein du Père, la chair du Verbe communique cette vie à qui la mange. Ce qui est corruptible de sa nature, dit saint Cyrille d’Alexandrie, ne peut être autrement vivifié que par l’union corporelle au corps de celui qui est vie par nature ; or, de même que deux morceaux de cire fondus ensemble par le feu n’en sont plus qu’un seul, ainsi fait de nous et du Christ la participation de son corps et de son sang précieux.

Cette vie donc qui réside en la chair du Verbe, devenue nôtre en nous-mêmes, ne sera pas plus qu’en lui vaincue par la mort ; elle secouera au jour marqué les liens de l’antique ennemie, et triomphera de la corruption dans nos corps immortels (Cyrill. Al. in Johan Lib. 10, cap. 2). Aussi l’Église, dans son sens exquis d’Épouse et sa délicatesse maternelle, emprunte à ce même passage de saint Jean l’Évangile de la Messe quotidienne des défunts, recueillant les pleurs des vivants sur ceux qui ne sont plus au pied de l’Hostie sainte, à la source même de la vraie vie, centre assuré de leurs communes espérances.

Ainsi fallait-il que non seulement l’âme fût renouvelée par le contact du Verbe, mais que lui-même, ce corps terrestre et grossier participât dans sa mesure à la vertu vivifiante de l’Esprit, selon l’expression du Seigneur (s. Jean 6, 64). « Ceux qui ont absorbé du poison par l’artifice de leurs ennemis, dit admirablement saint Grégoire de Nysse, éteignent le virus en eux par un remède opposé ; mais de même qu’il est arrivé du breuvage mortel, il faut que la potion salutaire soit introduite jusque dans leurs entrailles, afin que de là se répande en tout l’organisme la vertu curative. Nous donc qui avons goûté le fruit délétère, nous avons besoin d’un remède de salut qui, de nouveau, rassemble et harmonise en nous les éléments désagrégés et confondus de notre nature, et qui, pénétrant l’intime de notre substance, neutralise et repousse le poison par une force contraire. Quel sera-t-il ? Nul autre que ce corps qui s’est montré plus puissant que la mort, et a posé pour nous le principe de la vie. Comme un peu de levain, dit l’Apôtre, s’assimile toute la pâte (I Cor. 5, 6), ainsi ce corps, entrant dans le nôtre, le transforme en soi tout entier. Mais rien ne peut pénétrer ainsi notre substance corporelle que par le manger et le boire; et c’est là le mode, conforme à sa nature, par lequel arrive jusqu’à notre corps la vertu vivifiante (Grég. Nyss. Orat. catéch. Cap. 38). »


LA PROCESSION

Benedictus qui venit

Quelle est celle-ci qui s’avance embaumant le désert du monde d’un nuage d’encens, de myrrhe et de toutes sortes de parfums? D’elle-même aujourd’hui l’Épouse s’est réveillée. Pleine de désirs et d’attraits, l’Église entoure la litière d’or où parait l’Époux dans sa gloire. Près de lui sont rangés les forts d’Israël, prêtres et lévites du Seigneur puissants contre Dieu. Filles de Sion, sortez à la rencontre; contemplez le vrai Salomon sous l’éclat du diadème dont l’a couronné sa mère au jour de ses noces et de la joie de son cœur (Cant. 3, 5-11). Ce diadème, c’est la chair reçue par le Verbe divin de la Vierge très pure, quand il prit l’humanité pour épouse (s. Grég. in Cant). Par ce corps très parfait, par cette chair sacrée se poursuit tous les jours, au saint banquet, l’ineffable mystère des noces de l’homme et de la Sagesse éternelle. Pour le vrai Salomon chaque jour donc est encore celui de l’allégresse du cœur et des joies nuptiales. Quoi de plus juste qu’une fois l’année, la sainte Église donne carrière à ses transports envers l’Époux divin caché sous les voiles du Sacrement d’amour? C’est pour cela qu’aujourd’hui le Prêtre a consacré deux Hosties, et qu’après avoir consommé l’une d’elles, il a placé l’autre dans le radieux ostensoir qui, soutenu par ses mains tremblantes, va traverser maintenant sous le dais, au chant des hymnes triomphales, les rangs émus de la foule prosternée.

Cette solennelle démonstration envers l’Hostie sainte, nous l’avons déjà dit, est d’origine plus récente que la fête elle-même du Corps du Seigneur. Urbain IV n’en parle pas dans sa Bulle d’institution, en 1264. Par contre, Martin V et Eugène IV, en leurs Constitutions citées plus haut (26 mai 1429, 26 mai 1433), fournissent la preuve qu’elle était en usage de leur temps, puisqu’ils accordent des indulgences à ceux qui la suivent. Le Milanais Donat Bossius rapporte, en sa Chronique, que «le jeudi 29 mai 1404, on porta pour la première fois solennellement le Corps du Christ dans les rues de Pavie, comme il est passé depuis en usage.» Quelques auteurs en ont conclu que la Procession de la Fête-Dieu ne remontait pas au delà de cette date, et devait sa première origine à l’Église de Pavie. Mais cette conclusion dépasse le texte sur lequel elle s’appuie, et qui peut fort bien n’exprimer qu’un fait de chronique locale. Nous trouvons en effet la Procession mentionnée sur un titre manuscrit de l’Église de Chartres en 1330, dans un acte du Chapitre de Tournai en 1325, au concile de Paris en 1323, et, en 1320, dans celui de Sens. Des indulgences sont accordées par ces deux conciles à l’abstinence et au jeûne de la Vigile du Corps du Seigneur, et ils ajoutent: «Quant à la Procession solennelle qui se fait le jeudi de la fête en portant le divin Sacrement, comme il semble que ce soit par une sorte d’inspiration divine qu’elle s’est introduite en nos jours, nous ne statuons rien pour le présent, laissant toutes choses à la dévotion du clergé et du peuple (Labbe, Concil. T. 11, pag. 1680, 1711).» L’initiative populaire semble donc avoir eu grande part à cette institution ; et de même que Dieu avait fait choix, au siècle précédent, d’un Pape français pour établir la fête, ce fut de France que se répandit peu à peu dans tout l’Occident ce complément glorieux de la solennité du Mystère de la foi.

Il paraît probable toutefois qu’à l’origine la divine Hostie ne fut pas, du moins en tous lieux, portée en évidence comme aujourd’hui dans les processions, mais seulement voilée ou renfermée dans une châsse ou cassette précieuse. C’était l’usage de la porter ainsi dès le 11e siècle en certaines Églises, à la Procession des Rameaux, et encore à celle du matin de la Résurrection. Nous avons parlé ailleurs de ces manifestations solennelles, qui du reste avaient moins pour objet d’honorer directement le Sacrement divin, que de rendre plus au vif le mystère du jour. Quoi qu’il en soit, l’usage des ostensoirs ou monstrances, comme les appelle le concile de Cologne de l’année 1452, suivit de près l’établissement de la nouvelle Procession.

On les fit d’abord plus généralement en forme de tourelles percées à jour; dans un Missel manuscrit de l’an 1374, la lettre D, première de l’Oraison de la fête du Saint-Sacrement, présente en miniature un évêque accompagné de deux acolytes, et portant l’Hostie du salut dans une tour d’or à quatre ouvertures. Il y eut toutefois une grande et souvent heureuse variété dans ces nouvelles productions de l’art chrétien, qui venaient ainsi compléter à leur heure la collection déjà si riche des joyaux du sanctuaire. Nées spontanément de l’initiative privée des diverses Églises, elles reflétèrent les inspirations multiples de la foi des pasteurs et des peuples. Tantôt ce furent des croix chargées de pierreries, des crucifix d’argent ou d’or, qui présentèrent sous le Sacrement le vrai corps de l’Homme-Dieu aux regards des fidèles, rappelant en même temps à leur religion et à leur amour le Sacrifice et la mort cruelle qui avaient fait de lui l’Hostie du salut. D’autres fois, au contraire, on employa pour cet usage des statuettes du Seigneur ressuscité incrustées des plus riches émaux, qui proclamaient la gloire du Vainqueur du trépas, toujours vivant et triomphant sous la mort apparente des espèces sacrées: placée dans la poitrine, à l’endroit du cœur, l’Hostie sainte rayonnait des mille feux de la pierre précieuse et translucide qui protégeait ce réduit sacré. Ailleurs, la Mère de la divine grâce, apparaissant de nouveau comme le vrai trône de la Sagesse éternelle, offrait elle-même aux adorations des nations d’Occident ce même Verbe incarné qui avait reçu l’hommage des rois de l’Orient sur son sein maternel; ou bien encore l’Ami de l’Époux, Jean le Précurseur, portant dans ses bras l’Agneau du salut, montrait au monde, de son doigt prédestiné, l’Hostie sainte qui brillait sur le front de cet Agneau divin comme une perle précieuse. Libre expansion de la piété que respecta l’Église-mère, jusqu’à ce que ces différentes conceptions se trouvassent ramenées par le temps au type uniforme reçu de nos jours. Les 14e et 15e siècles virent déjà s’établir l’usage prédominant des monstrances à cylindres de cristal engagés dans des édicules de formes variées, à baies ogivales avec arcs-boutants et contreforts, et surmontés d’élégantes pyramides ou de clochetons ajourés. Bientôt la piété catholique, s’ingéniant à rendre, en quelque sorte, au Soleil de justice les divines splendeurs qu’il dérobe à nos yeux dans le Mystère d’amour, amena l’usage d’exposer l’auguste Sacrement dans un soleil de cristal à rayons d’or ou de quelque autre matière de prix. En dehors de quelques rares monuments plus anciens que nous pourrions citer, cette dernière progression s’affirme clairement dans un Graduel du temps de Louis XII (1498-1515), où la première lettre de l’Introït du Saint-Sacrement renferme un soleil à peu près semblable aux nôtres, porté sur les épaules de deux personnages vêtus du pluvial, et suivi par le roi, accompagné de plusieurs cardinaux et prélats (Thiers De l’exposit. du S.-Sacr. Liv. 2, ch. 2).

Cependant l’hérésie protestante, qui naissait alors, traita bientôt de nouveauté, de superstition, d’idolâtrie odieuse, ces naturels développements du culte catholique inspirés par la foi et l’amour. Le concile de Trente frappa d’anathème les récriminations des sectaires (Sess. 13, can. 6), et, dans un chapitre spécial, il justifia l’Église en des termes que nous ne saurions nous dispenser de reproduire : « Le saint Concile déclare très pieuse et très sainte la coutume qui s’est introduite dans l’Église, de consacrer chaque année une fête spéciale à célébrer en toutes manières l’auguste Sacrement, comme aussi de le porter en procession par les rues et places publiques avec pompe et honneur. Il est bien juste, en effet, que soient établis certains jours où les chrétiens, par une démonstration solennelle et toute particulière, témoignent de leur gratitude et dévot souvenir envers le commun Seigneur et Rédempteur, pour le bienfait ineffable et divin qui remet sous nos yeux la victoire et le triomphe de sa mort. Ainsi fallait-il encore que la vérité victorieuse triomphât du mensonge et de l’hérésie, de telle sorte que ses adversaires, au sein d’une telle splendeur et d’une si grande joie de toute l’Église, ou perdent courage et sèchent de dépit, ou, touchés de honte et de confusion, viennent enfin à résipiscence (Sess. 13, cap. 5). »

Mais nous catholiques, adorateurs fidèles du Sacrement d’amour, « avec quelle joie », s’écrie le pieux et éloquent Père Faber, «ne devons-nous pas contempler cette brillante et immense nuée de gloire que l’Église fait à cette heure monter vers Dieu! Oui; il semblerait que le monde est encore dans son état de ferveur et d’innocence primitive! Voyez ces glorieuses processions qui, avec leurs bannières étincelantes au soleil, se déroulent dans les places des opulentes cités, à travers les rues jonchées de fleurs des villages chrétiens, sous les voûtes vénérables des antiques basiliques, et le long des jardins des séminaires, asiles de la piété. Dans ce concours de peuples, la couleur du visage et la diversité des langues ne sont que de nouvelles preuves de l’unité de cette foi que tous se réjouissent de professer par la voix du magnifique rituel de Rome. Sur combien d’autels de structure diverse, tous parés des fleurs les plus suaves et resplendissants de lumière, au milieu de nuages d’encens, au son des chants sacrés et en présence d’une multitude prosternée et recueillie, le Saint‑Sacrement est successivement élevé pour recevoir les adorations des fidèles, et descendu pour les bénir! Et combien d’actes ineffables de foi et d’amour, de triomphe et de réparation, chacune de ces choses ne nous représente-t-elle pas! Le monde entier et l’air du printemps sont remplis de chants d’allégresse. Les jardins sont dépouillés de leurs plus belles fleurs, que des mains pieuses jettent sous les pas du Dieu qui passe voilé dans le Sacrement. Les cloches font retentir au loin leurs joyeux carillons; le canon ébranle les échos des Andes et des Apennins; les navires, pavoisés de brillantes couleurs, donnent aux baies de la mer un air de fête; et la pompe des armées royales ou républicaines vient rendre hommage au Roi des rois. Le Pape sur son trône et la petite fille dans son village, les religieuses cloîtrées et les ermites solitaires, les évêques, les dignitaires et les prédicateurs, les empereurs, les rois et les princes, tous sont aujourd’hui remplis de la pensée du Saint-Sacrement. Les villes sont illuminées, les habitations des hommes sont animées par les transports de la joie. Telle est l’allégresse universelle, que les hommes s’y livrent sans savoir pourquoi, et qu’elle rejaillit sur tous les cœurs où règne la tristesse, sur les pauvres, sur tous ceux qui pleurent leur liberté, leur famille ou leur patrie. Tous ces millions d’âmes qui appartiennent à la royale famille et au lignage spirituel de saint Pierre sont aujourd’hui plus ou moins occupées du Saint-Sacrement : de sorte que l’Église militante tout entière tressaille d’une joie, d’une émotion semblable au frémissement des flots de la mer agitée. Le péché semble oublié; les larmes mêmes paraissent plutôt être arrachées par l’excès du bonheur que par la pénitence. C’est une ivresse semblable à celle qui transporte l’âme à son entrée dans le ciel; ou bien l’on dirait que la terre elle-même passe dans le ciel, comme cela pourrait arriver par l’effet de la joie dont l’inonde le Saint-Sacrement (Le Saint Sacrement. T. 1, pag. 4 (traduct. de M. F. de Bernhardt)

On chante pendant la Procession les Hymnes de l’Office du jour, le Lauda Sion, le Te Deum et, suivant la longueur du parcours, le Benedictus, le Magnificat, ou d’autres pièces liturgiques ayant quelque rapport avec l’objet de la fête, comme les Hymnes de l’Ascension indiquées au Rituel. De retour à l’église, la fonction se termine, comme aux Saluts ordinaires, par le chant du Tantum ergo, du Verset et de l’Oraison du Saint-Sacrement.

(Dom Prosper Guéranger, L'Année Liturgique)